J’expliquais dans un précédent article pourquoi, contrairement à une idée reçue, il arrive que ne pas traduire en français inclusif soit une faute de traduction, et même une faute grave. Voici un exemple concret de traduction infidèle parce qu’ignorant l’écriture inclusive et ses enjeux, choisissant de nommer les femmes au masculin.

Parlons du livre “Femmes invisibles, Comment le manque de données sur les femmes dessine un monde fait pour les hommes, de Caroline Criado Perez”.

Dans ce livre, il faut bien distinguer le fond et la forme. Le livre en lui-même est une pépite. L’autrice a fait un travail formidable dans sa langue (l’anglais) et je ne saurais trop insister sur le fait que j’ai absolument adoré, que j’en recommande la lecture à tout le monde, qu’il est indispensable et très riche.

Mais. Ça ne m’a pas empêché d’enrager tout du long sur la traduction française et c’est ce dont on va parler dans cet article. Que cette traduction ne vous empêche pas de découvrir ce bijou, mais une lectrice avertie en vaut deux !

Pourquoi je pense que la traduction est à reprendre complètement ?

Je m’interroge sur le processus de traduction. Entre le traducteur, la correctrice, la maison d’édition… plusieurs personnes ont eu le livre entre les mains. Est-ce que ça n’a pas fait tilt ? Est-ce que les éventuels tilts ont été balayés et en ce cas, pourquoi ? Ma curiosité est piquée.

Précisons que le but n’est pas ici de faire un procès à qui que ce soit, ce qui est fait est fait, mais cette étude de cas peut nous aider à nous poser les bonnes questions pour faire de meilleurs choix de traduction. Et par meilleurs, je veux dire fidèles à l’intention du texte source.

Dans un premier temps, je vais m’appuyer sur ce cas de figure pour poser quelques questions pertinentes pour tous les projets de ce type, et dans un second temps, je vais répertorier différents problèmes de traduction et leur proposer des solutions, pour vous montrer que le masculin générique n’est aucunement incontournable.

Méconnaissance des enjeux de l’écriture inclusive

Le livre est traduit au masculin générique… Alors même que l’introduction nous explique les problèmes du masculin par défaut (y compris dans la langue) ! Donc même si l’équipe de traduction n’était pas au courant de ces enjeux avant, une fois l’introduction lue, elle avait l’information. Mais aussi le point de vue de l’autrice sur la question. Pourquoi ce choix ? Première suggestion : face à ce genre de texte, il est intéressant d'expliquer sa démarche de traduction en début d'ouvrage.

(Rappel : on parle de masculin générique quand le genre grammatical masculin est utilisé pour désigner tout le monde et pas uniquement des hommes. Voir l’article Pourquoi le masculin l’emporte sur le féminin.)

J’ai déjà pu expliquer que le choix du français inclusif (mais aussi quels outils privilégier pour quels textes) se fait beaucoup en fonction du contexte, de l’audience. Le contexte militant/féministe s’y prête totalement, s’il y a bien un domaine où on n’a pas d’hésitation à avoir, c’est ici.

Premier signe de méconnaissance du concept d’écriture inclusive : p. 21, le livre cite la déclaration de l’Académie française de 2017 sur l’écriture inclusive. Le fameux “péril mortel” (ou dans sa version longue, “la langue française se trouve désormais en péril mortel”). Une citation incontournable dans le milieu, c’est même un running gag à ce stade, une citation mainte fois reprise, souvent sur un ton sarcastique (moi la première, je ne m’en prive pas), tant l’expression de péril mortel paraît exagérée et inutilement alarmiste.

Dans “Femmes invisibles”, cette citation archi connue a été rétrotraduite comme ceci : “la langue française court un danger mortel”. Une erreur symbolique qui plante le décor.

Prétendre à la neutralité face à un texte politique… Quelques questions

Plusieurs questions pertinentes à vous poser si vous avez un projet de traduction de ce type :

1. A-t-on le droit, en tant que traducteur, d’imposer sa vision quand on traduit un texte dont on ne partage pas l’opinion ?

Visiblement, l’équipe en charge de la traduction de ce livre considère le masculin comme un neutre. Après tout, c’est encore le cas de beaucoup, même si 56% des gens sont favorables à des alternatives au masculin générique et 65 % à la reféminisation des noms de métiers.*

Mais ce n’est pas l’avis de l’autrice. N’est-ce pas plus éthique de refuser un projet, plutôt que de trahir son message, que ce soit par opinion ou par absence de spécialisation ?

2. Quand on traduit un livre politique, n’est ce pas le contexte idéal pour prolonger le combat en faisant évoluer la langue plutôt que se cramponner à des règles d’un autre temps ?

Le français inclusif est une spécialisation à part entière.

Mais même si on ne maitrise pas l’arsenal du français inclusif, il y a des choses toutes simples à mettre en place, comme éviter de parler de droits de l’Homme quand on vient de dire pendant 300 pages que l’homme n’est pas l’étalon de référence, et que le fait de calquer l’expérience des hommes (valides, pourrait-on ajouter) sur tout le monde est, pour le coup, un vrai péril mortel !

3. Dernière question, un peu plus compliquée peut-être, un homme peut-il traduire des livres féministes ? Ou qui relatent des expériences propres aux femmes ? (Un débat qui se pose aussi quand des personnes blanches traduisent des textes de personnes racisées, par ex.)

Dans l’absolu, oui. Mais ça demande un travail d’empathie et d’écoute, de recherche. On ne peut pas se contenter de foncer en mettant la première chose qui nous vient.

Petit exemple, qui serait anodin si tout le reste allait bien… une traductrice aurait probablement su qu’une femme a souvent besoin de se rééduquer le périnée. Je m’explique. P 197 et suiv, le terme “pelvic floor” est traduit systématiquement par “plancher pelvien”. Alors ce n’est pas faux. Mais en français, on parle plutôt de périnée. Google trends confirme cette tendance, ma kiné aussi. Je ne crois pas avoir déjà entendu une femme parler de plancher pelvien (mais de périnée, ça oui !). Or, le terme périnée n’apparait pas une seule fois dans la traduction. Pour ça, il aurait fallu savoir que le terme existe et éviter le calque. C’est ça aussi, l’intérêt des perspectives genrées (ça tombe bien, c’était le sujet du bouquin.)

Dans le détail : comment améliorer cette traduction

Quand le masculin générique entraine des erreurs de sens…

Traduire au masculin, c’est parfois commettre des erreurs de traduction qui font perdre son sens au texte.

Par ex., p. 26, on nous parle d’un “test, au cours duquel les participants recevaient cette consigne : “Dessinez un scientifique””. Une expérience en soi intéressante, car elle a pour but de nous faire questionner nos représentations mentales. Sauf que cette traduction ne marche pas.

En anglais, nous avons “Draw a scientist”. Dans cet énoncé, le déterminant “a” = ne nous donne aucune indication sur le genre de la personne ; contrairement à “un” en français, qui est masculin. Dessiner un homme quand on vous dit de “dessiner un scientifique”, c’est logique. Donc ce passage n’a pas vraiment d’intérêt. Ce n’est pas le cas dans la version anglaise. Quelques idées pour transmettre cette notion de “neutre perçu comme un masculin” (comme en anglais) dans une langue qui n’a pas de neutre (ici, le français) :

  • dessinez 1 scientifique : ici c’est à la personne qui lit d’interpréter ce “1” (gageons que ce sera un masculin, comme le montre l’expérience originale)
  • si on garde le “dessinez un scientifique” en le justifiant par un masculin générique, il faudrait expliquer que l’étude initiale utilisait un pronom neutre et que malgré tout les gens ont conclu à un homme. Recontextualiser, en somme. Sinon on ne comprend pas si on ne maitrise pas l’anglais.

…et des aberrations

P 33, dans un passage qui parle de l’invisibilisation des femmes (et de leurs découvertes et créations), on peut lire “Hertha Ayton, une physicienne, ingénieur et inventeur primé” !

Pourquoi ? Parce qu’une femme ne peut pas être ingénieure, inventrice ? En ce cas, pourquoi ne pas l’avoir désignée comme physicien, à y être ? Pourquoi certains mots peuvent être au féminin et pas d’autres ?

Qui plus est, grammaticalement ça n’a aucun sens d’avoir un déterminant féminin et un adjectif masculin. Quand on commence une énumération dans un genre, on la finit dans ce genre.

Autre exemple de paragraphe incompréhensible (p 40) :

“Et cette réalité est inéluctable pour tous ceux dont l’identité ne va pas de soi, pour tous ceux dont les besoins et le point de vue sont systématiquement oubliés, pour tous ceux qui sont habitués à se heurter à un monde qui n’a pas été conçu pour eux et leurs besoins.”

Ça ne saute pas aux yeux, mais on parle ici de FEMMES (certes, cette citation est également valable pour les minorités raciales, les personnes pauvres, en situation de handicap, etc. Mais là, dans ce CONTEXTE, le livre s’appelle Femmes invisibles, on parle des femmes. Au masculin, donc.)

Une reféminisation des noms de métier à la carte

Rappelons que même l’Académie française a lâché l’affaire “en principe” sur cette question, en 2019, un an avant la parution de cette traduction. Mais ici, c’est un festival. Sauf que certains noms de métiers sont quand même au féminin, et c’est ça qui fait que ces choix sont sexistes, mais aussi élitistes.

Par exemple, une même personne, est tour à tour désignée comme “maitre de conférence” et “enseignante”. Illustration parfaite du fait que la féminisation des noms de métiers ne pose problème que quand c’est une question de prestige. Une femme peut être enseignante, institutrice, caissière ou femme de ménage, pas de problème. Mais inventrice, ingénieure, législatrice, patronne ou maitresse de conférence… ça non. Ce sont des métiers plus prestigieux (je ne cautionne pas non plus cette échelle de valeur des métiers, c’est pour ça que je parle d’élitisme) donc ils sont l’apanage des hommes et les femmes qui exercent ces métiers, une anomalie qu’il convient de maquiller à coup de masculin.

P119, on lit aussi

“Les professeurs de sexe féminin sont pénalisés si on ne les trouve pas suffisamment chaleureux et accessibles. Mais s’ils se montrent chaleureux et accessibles, on peut les pénaliser parce qu’ils ne semblent pas avoir assez d’autorité ou être suffisamment professionnels.”

J’avoue que j’ai dû relire plusieurs fois cette phrase parce que je ne comprenais pas pourquoi on jugeait durement les hommes qui ne sont pas assez chaleureux, ça n’avait aucun sens. Une phrase inutilement compliquée, pourquoi ne pas utiliser le mot “professeuse” (ou “professeure”, à la rigueur) ?

Autre exemple, p75 on peut lire “le directeur des opérations (de sexe masculin)”. Quand on choisit de traduire au masculin (source d’ambiguïté) un livre dont le thème est que le masculin n’est pas neutre… on se retrouve vite en porte à faux avec des phrases bizarres. Et j’aurais pu continuer très longtemps cette liste.

L’omniprésence de l’expression “de sexe féminin”

J’avoue qu’au bout de 350 pages, j’étais tellement excédée par l’expression “de sexe féminin” qui arrivait parfois deux fois en une seule ligne, que j’ai recompté les occurrences (il faut croire que la démarche “données-données-données” de l’autrice a déteint sur moi). À ma grande surprise, l’expression “de sexe féminin” et “de sexe masculin” reviennent à peu près autant l’une que l’autre (env. 75 fois chacune !!), je me suis donc demandé pourquoi mon biais de confirmation me donnait l’impression du contraire :

  • L’expression “de sexe féminin” est beaucoup plus souvent utilisée pour préciser qu’un terme au masculin (chef d’État, chercheur, patron…) désigne en fait des femmes.
  • Alors que “de sexe masculin” est utilisée pour préciser qu’un terme au masculin désigne spécifiquement des hommes.

Cette différence d’usage à elle-même permet de bien se rendre compte que le masculin générique est vraiment très ambigu et imprécis, puisque ça oblige à préciser à chaque fois. D’ailleurs, vu que c’est le masculin qui est ambigu en français, “de sexe masculin“ devrait revenir beaucoup plus souvent, car pour marquer le féminin, il aurait suffi d’utiliser la forme féminine.

Contrairement à une idée reçue, l’écriture inclusive, ce n’est pas forcément plus long.

C’est sûrement un calque maladroit de l’anglais, une langue à genre naturel, c’est-à-dire que les termes sont neutres sur le plan du genre. Par ex., “writer” peut désigner aussi bien un homme qu’une femme, et il faut préciser “male writer” ou “female writer” si l’on veut parler non pas de la profession en général mais bien d’une personne ou d’un genre en particulier.

Mais en français, à de rares exceptions, on peut construire un masculin ou un féminin partir de la même racine (pour “writer”, écrivain ou écrivaine). Si l’on féminise les mots, inutile de préciser. Sauf pour un effet d’emphase.

Mais ici, malgré toutes les explications de l’autrice, on continue de penser que le masculin est neutre, et que les formes féminines sont des anomalies, des fautes, et on se retrouve avec ces accumulations de “sexe féminin”, “sexe masculin” (au moins 150 fois en 350 pages). Si l’on tient à préciser, pourquoi ne pas parler de “femmes” ? Ce serait plus élégant et beaucoup plus court.

Ne suis-je pas une femme ?

(Ce titre fait référence à l’ouvrage de bell hooks qui approfondit ces questions et dont je vous recommande la lecture. Un livre traduit en français inclusif (avec point médian) en 2015 par Olga Potot pour les éditions Cambourakis, justement pour refléter l’intention féministe de l’autrice.)

Si les femmes sont invisibles dans la traduction, les femmes racisées le sont doublement. Par ex. :

P 39, on évoque les "préoccupations des électeurs de sexe féminin et des électeurs de couleur”. Quid des électrices de couleur (pour reprendre la traduction initiale) ? On ne sait plus très bien…

C’est pourtant un enjeu important, car les femmes racisées sont souvent doublement oubliées avec ces généralisations qui présentent le masculin et le blanc comme neutres. C’est l’intersectionnalité. On aurait par ex. pu dire “des électrices, ou des électeurs et électrices racisées” : plus précis et pas plus long ! Vous trouvez que je chipote ? Pourtant, dans ce passage, l’autrice dit explicitement que les tournures génériques s’intéressent spécifiquement aux hommes blancs, et la traduction choisit des tournures génériques et nomme les femmes au masculin. Ça décrédibilise le message.

Dernière aberration pour la route, p260, on parle de la mortalité maternelle… des Afro-américains. Comme l’explique bien Alicia Birr**, on a passé le stade où on peut croire que ce masculin a vocation à englober les hommes trans (car ce choix n'est pas fait ailleurs). Alors pourquoi ce masculin ?

Conclusion

Je vous ai gardé le meilleur, la goutte d’eau qui a achevé de me faire perdre patience. P 346 on lit "surtout si l'on s'inquiète de voir les femmes effacées du langage". Comment on peut écrire ça après avoir invisibilisé systématiquement les femmes pendant 350 pages, sans se poser de question ?

Ce livre illustre parfaitement le fait qu’il ne suffit pas d’une traduction sans faute (d’orthographe) pour avoir une traduction juste. Le sens, le contexte, le respect de l’intention de l’auteur ou autrice, c’est aussi ça qui fait toute la qualité d’une traduction.

La traduction en français inclusif est une spécialisation à part entière. D’ailleurs, mes comparses de la collective (R)évolution Inclusive et moi-même nous tenons à disposition pour donner à cette pépite la traduction qu’elle mérite, ou pour traduire fidèlement tout autre projet de ce type. Contactez-moi !

En attendant, j’espère que vous aurez quand même envie de découvrir ce livre !

 

 

*L’écriture inclusive, et si on s’y mettait, ouvrage collectif sous la direction de Raphaël Haddad

**Alicia Birr de re·wor·l·ding a elle aussi pu donner son avis sur cette traduction : “De l’anglais au français traduction & inclusion – re·wor·l·ding”

 

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